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IV- La satanique tour de Babel

Togo - Opinions
Dans la lettre pastorale, les Évêques du Togo se sont appliqués à définir le sens du mot politique, en se servant des termes de « Politikos », de « politéia », de « politikè », de « politeuma ».

C’est salutaire. Les mots ont un sens. Prendre un sens pour un autre par manque de clairvoyance ou pour une autre raison contribue à épaissir la confusion dans laquelle baigne notre processus de démocratisation depuis des années. Et cela favorise la tendance à dévier le processus de sa finalité, ou à créer des circonstances dont profite le régime pour maintenir le statu quo ante à son profit, ce qui revient au même.

Sous cet angle, des mots comme démocratie, droit de l’homme, parti politique, parti d’opposition et comme bien d’autres encore, méritent eux aussi d’être éclaircis pour éviter la confusion, ou favoriser des utilisations abusives génératrices d’illusions, ou encore de nature à dévier le processus de sa finalité. Qu’entendons-nous par démocratie ? Que fut en réalité cette histoire des “22 engagements” de Bruxelles en 2004 ? Que veut dire le dialogue (nous en avons fait plus d’une vingtaine sous des médiations diverses) On a tort de faire passer la lutte pour la démocratie, pour une pêche en eau trouble au profit d’intérêts contraires à l’objectif du changement démocratique.

A la veille du 12ème dialogue, le Togo était-il devenu un État démocratique ? Au point qu’il ne resterait plus qu’à y « consolider la démocratie », comme l’affirme l’Accord Politique Global (l’APG) dans son introduction ? Instituer la démocratie est une chose ; la consolider en est une autre. Instituer et consolider ne disent pas la même chose, et n’appellent pas les mêmes types de démarches et de pratiques politiques.
Encore une fois, peut-on consolider ce qu’on n’a pas encore construit, ce qui n’existe pas encore ?

“Consolider la démocratie” est une expression pernicieuse, pour la simple raison qu’elle fait passer plus facilement dans l’opinion une idée stupéfiante, celle qui veut que les “réformes constitutionnelles et institutionnelles” soient réalisées par une assemblée législative encore non élue et dont on ne connait même pas encore les conditions d’organisation, alors que l’un des buts essentiels de la revendication des « réformes » par l’opposition est justement de rendre les élections libres, transparentes et équitables dans le pays !

Cette idée bizarre fut introduite dans l’APG par les deux principaux rédacteurs du document, notamment Agboyibo, président du CAR et président du bureau du dialogue, et Bawara, représentant du régime et rapporteur du bureau de dialogue. Que ces deux personnages aient insidieusement glissé cette idée étrange dans l’APG (voir articles 3.1 et 3.2.de l'APG) pour des raisons que l’on devine sans peine ne surprend guère. Mais que les trois autres chefs de parti d’opposition membres du bureau du dialogue aient accepté cette idée, juste pour “ne pas se laisser marginaliser” dans le processus politique en cours, pose de réels problèmes de conscience.

Le nouveau régime installé après le coup d’État militaire de janvier 1963 et consolidé à partir de 1967, n’a pas toléré l’organisation de débats politiques dans le pays. Dans ce contexte où l’armée terrorisait la population de toutes les manières possibles, “faire la politique” était passible d’emprisonnement. Ceux qui avaient tenté de penser le destin du pays hors du cadre totalitaire d’embrigadement institué à travers le parti unique depuis 1969 en tentant d’élaborer un statut de parti politique d’opposition dans la clandestinité avaient été jetés en prison en septembre 1985, sans ménagement.
L’impossibilité d’un débat politique libre dans ce contexte n’avait ainsi pas permis de clarifier les idées, de proposer des orientations politiques, de faire en sorte que le sens de certains mots devienne clair dans l’opinion pour permettre au citoyen de mieux juger, afin de pouvoir agir ensemble avec d’autres. La nature du régime faisait d’une sagesse suprême la nécessité pour chacun de s’enfermer dans un cocon sécuritaire « pour ne pas avoir des ennuis ».

L’insurrection populaire d’octobre 1990 avait ainsi pris les allures d’une émeute au pied d’une Tour de Babel, où ceux qui aspirent au changement démocratique sont incapables de parler la même langue, de se comprendre réciproquement, de se donner une vision commune de la lutte d’opposition, de faire l’accord sur ce qu’il fallait faire et comment le faire, de se donner un dénominateur commun minimum pour agir ensemble avec efficacité. La situation s’est aggravée depuis.

L’initiative ainsi prise par les Évêques d’expliquer dans la lettre pastorale ce qu’est la politique (et bien d’autres choses comme la place du citoyen dans la cité ; la place et le rôle des gouvernants ; le devoir, pour le pouvoir, de tenir les citoyens ensemble dans la gestion des affaires de l’État par la justice sociale…) mérite en conséquence d’être saluée.

Les exhortations contenues dans la lettre pastorale ne visent pas seulement les détenteurs absolus du pouvoir d’État à l’œuvre depuis des décennies. Elles s’adressent aussi à ceux qui s’entredéchirent entre eux dans la mouvance de l’opposition pour remplacer demain ces détenteurs absolus du pouvoir.

Dans cette mouvance, l’initiative des Évêques pourra-t-elle conduire à des remises en cause susceptibles d’amener ceux qui s’agitent au pied de la Tour de Babel à se rapprocher les uns des autres pour tenter de se comprendre, et cesser d’agir en rang dispersé sous l’aiguillon d’intérêts sans rapport avec les aspirations de la masse des opposants ?


Lomé, le 18 juillet 2016