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Les blessures d'Aného la togolaise

Reportage
 LE MONDE

Tout est calme à Aného. La petite ville togolaise au bord de l'océan reprend son souffle. Sur le grand marché du mardi, Joséphine, la marchande de bassines en plastique, se fait vernir les ongles par l'une de ces dames qui se faufilent entre les étals avec des flacons multicolores. La vendeuse de riz et de semoule monte la garde près de ses sacs, tandis que l'épicière sert sa première cliente. "On ne vend plus rien depuis un mois, marmonne une marchande de tissu. Ce n'est plus comme avant. La moitié des clients sont partis se réfugier au Bénin. Même nous, nous vivons dans le doute depuis l'élection." Elle marque une pause, puis reprend : "Mais si je parle des événements, on va me passer les menottes, me tuer."

Derrière les étoffes chamarrées, sous les odeurs sucrées, au-delà même des sourires, la peur n'est jamais loin à Aného. Un seul homme tient commerce. Il remplace son épouse, arrêtée et incarcérée, dit-on, au lendemain des émeutes qui ont fait de cette ville l'une des principales victimes, avec Lomé et Atakpamé, de la présidentielle du 24 avril.

Aného, éphémère capitale du Togo précolonial, est une petite ville parmi d'autres dans ce pays de 5 millions d'habitants, francophone, minuscule à l'échelle de l'Afrique, mais considéré par la France, ancienne puissance de tutelle, comme stratégique, au point d'avoir soutenu, trente-huit années durant, la dictature du général Eyadéma, mort le 5 février. Un mois après "les événements" , selon l'euphémisme de rigueur ici, Aného apparaît comme un symbole de la fracture politique et ethnique qui déchire le Togo. D'un côté, un Nord légitimiste, rural, choyé par le pouvoir, de l'autre, un Sud plus ouvert et rebelle. D'un côté, un pouvoir autoritaire et clientéliste, de l'autre, une partie de la jeunesse confrontée à la décrépitude économique et prête à brandir les idéaux républicains pour exiger la démocratie.

Dans cette bourgade d'allure assoupie mais de réputation frondeuse, fief traditionnel de l'opposition, les événements auraient, selon la Ligue togolaise des droits de l'homme, causé la mort d'une cinquantaine de personnes, des membres des forces de l'ordre, mais surtout des émeutiers. Le Mouvement togolais de défense des droits de l'homme, proche du pouvoir, annonce quant à lui une seule victime, une femme, touchée par une balle perdue. Seule certitude : les témoins évoquent des scènes d'une extrême violence.

Tout a commencé un mardi, jour de marché à Aného, quarante-huit heures après un dimanche électoral entaché de fraudes et de violences. La proclamation du résultat officiel ­ immédiatement avalisé par la France ­, attribuant une nette victoire (plus de 60 % des voix) à Faure Gnassingbé, fils du défunt dictateur, a été vécue comme une injustice. "Quand le bruit a commencé à se répandre, tout le monde a compris ce qui se passait, se souvient Joséphine, la vendeuse de bassines. J'ai vu les jeunes armés de gourdins et de machettes qui avançaient sur la route. J'ai balancé la marchandise dans le pousse-pousse et je me suis enfuie." Un mois a passé, mais Joséphine continue d'aller dormir dans une chambre qu'elle loue à 3 kilomètres de là, de l'autre côté de la frontière, "parce qu'on sait qu'ici, la nuit, on vient chercher des gens pour les faire disparaître" .

Visage et voix d'enfant, Koussam, 17 ans, lycéen à Aného, erre dans le camp de réfugiés de Comé, au Bénin, de l'autre côté du fleuve Mono. Son père, délégué de l'opposition dans un bureau de vote, a été, dit-il, frappé devant ses yeux puis emmené dans un camion. "Le mardi des résultats, témoigne Koussam, on était furieux. Akitani -le rival de Faure Gnassingbé- avait obtenu 90 % des voix chez nous, on l'avait constaté le soir du dépouillement. Et ils ont osé proclamer l'autre vainqueur ! On est sortis dans les rues pour proclamer les vrais résultats, creuser des tranchées et casser. On a brûlé le commissariat et l'Hôtel de l'Union, où les gens du pouvoir se réunissaient. Le soir, les bérets rouges -l'unité d'élite de l'armée- sont entrés dans les maisons et ont pris mon père. Il m'a crié de me sauver. J'ai traversé la frontière par la lagune."

Foisonnants ou secs, héroïques ou dramatiques, mais souvent invérifiables et mettant invariablement en cause la "complicité de la France" dans la reconnaissance d'un scrutin truqué, les récits livrés par les acteurs et témoins des trois journées qui ont ébranlé Aného permettent d'en reconstituer l'essentiel : dès la diffusion du résultat par la radio d'Etat, des centaines d'habitants, peut-être des milliers, s'en sont pris aux bâtiments représentant le pouvoir en place. Aux abords de la préfecture, ils se sont heurtés à des tirs. Des manifestants sont morts, d'autres ont été blessés. Furieux, des jeunes gens ont alors mis à sac le commissariat, dérobant des armes dont ils ont fait usage maladroitement, mais immédiatement.

A partir de cet instant, Aného est devenue la seule ville où des insurgés se sont retrouvés avec autre chose que des bâtons et des coupe-coupe entre les mains. Les forces de l'ordre, informées de rumeurs selon lesquelles l'opposition aurait distribué des armes à ses partisans, ont redoublé de violence. D'autant que d'autres fusils leur ont alors été volés au poste de péage routier situé à l'entrée de la ville. Au total, une dizaine d'armes ont ainsi disparu.

Des renforts ont été dépêchés de Lomé, la capitale, distante de 45 km. Selon plusieurs témoignages, des soldats auraient alors "arrosé" les insurgés depuis un hélicoptère. "Les hélicos tournaient, c'était la panique, le sauve-qui-peut général, raconte un manifestant qui assure avoir transporté trois morts dont il cite les noms. C'est ensuite que les jeunes ont incendié des maisons et des voitures." "C'était pire que les films de Rambo, renchérit Léopold, 23 ans, un militant de l'opposition rencontré dans un camp du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) au Bénin. Tu cours avec deux de tes copains, les militaires sont au-dessus de toi et tirent, tu te retournes, et il t'en manque un." Delphine, 19 ans, a failli ne pas se relever. Elle dit avoir reçu une balle dans les reins en rentrant du marché. Opérée à Aného, elle a dû jurer de ne jamais en parler, mais n'a apparemment pas tenu sa promesse. Depuis que des militaires sont venus chez elle, elle se cache.

Sur son lit d'un hôpital béninois, où il attend d'être opéré du genou et de la cheville suite à un accident provoqué par sa fuite précipitée d'Aného, François, 33 ans, journaliste dans une radio locale, raconte la suite : "La chasse à l'homme a commencé le lendemain. Des espions qui s'étaient mêlés aux manifestants ont désigné les meneurs et leurs maisons. Ils ont défoncé les portes, tabassé les familles, jusqu'aux vieillards. Ils nous ont empêchés de transporter les blessés." A ses yeux, les gendarmes étaient devenus "tellement fous" qu'ils ont commis l'irréparable : s'en prendre au roi.

Le roi, pour le groupe ethnique Guin, c'est Lawson VIII, l'un des chefs traditionnels d'Aného. Enveloppé dans une toge d'une blancheur immaculée, la tête ceinte d'une couronne ciselée d'argent, cet homme d'une cinquantaine d'années estime que la ville a été "souillée" . Ce père de famille, ancien instituteur, tient du juge de paix et du prêtre vaudou. Il est profondément respecté par les habitants qui voient en lui "le gardien de [leurs] ancêtres et de [leur] culture".

Alors que certains insurgés et un policier qui s'était fait dérober son arme avaient trouvé refuge dans sa demeure, une vingtaine de soldats ont défoncé une des portes et escaladé le mur d'enceinte en tirant des coups de feu, selon son témoignage. "Leur chef hurlait : 'Où sont les armes ?'. J'ai reçu des coups de bottes et des injures avant de pouvoir répondre qu'il n'y en avait pas dans le palais."

La nouvelle s'est répandue en un éclair à travers la ville : "le roi" avait été emmené à la gendarmerie, roué de coups, obligé de se mettre en caleçon et jeté dans une cellule. Il a fallu les excuses de la haute hiérarchie militaire, accourue de Lomé, puis les appels au calme de l'intéressé, médiateur professionnel, pour éviter une nouvelle flambée de violence. Mais l'atteinte portée à cette figure vénérée a avivé la blessure de la triche électorale et décuplé le choc des fusillades. Dès le lendemain, des centaines d'habitants d'Aného partaient vers le Bénin. Leur conviction était faite : rentrer chez soi, c'était prendre le risque de mourir.

"Quand le sang coule et qu'une porte est brisée, les divinités et les fétiches qui nous entourent sont bouleversés" , assène Lawson VIII, dont le jardinet est orné d'une statue de la Vierge et le portail d'un crucifix. Il annonce une "cérémonie de purification" , tout en s'inquiétant de "la prison qui se remplit" et des "arrestations" nocturnes. Puis pose la même question que tout un chacun : "Pourquoi le pouvoir, qui dit avoir gagné l'élection, continue-t-il de frapper ?" Car, selon plusieurs témoignages, les interpellations se poursuivent, en particulier la nuit, un mois après l'élection, même si leur rythme semble décliner, même si le pouvoir en dément l'existence. "Des délinquants ont pu être arrêtés, car des militaires ont été brûlés, des armes leur ont été volées par des gens en situation d'insurrection, explique Pascal Bodjona, directeur de cabinet du président Faure Gnassingbé. Cela n'a rien à voir avec un délit d'opinion. Il serait temps que les responsables de l'opposition cessent de diaboliser l'armée togolaise et d'inciter les jeunes à quitter le pays alors qu'eux-mêmes y vivent librement."

La crainte est pourtant loin d'avoir disparu. A Aného, des élèves réfugiés au Bénin manquent encore à l'appel. "Quand j'approche d'un établissement scolaire avec ma Pajero, je provoque un mouvement de panique. Les militaires utilisent le même véhicule" , raconte un ecclésiastique qui, comme de nombreux opposants, n'a lui-même jamais réussi à obtenir sa carte d'électeur. Aux enquêtes officiellement destinées à interpeller les casseurs paraissent s'ajouter des règlements de comptes personnels liés ou non aux dégradations commises et recourant tantôt à la force publique tantôt à des milices. La suspicion est si générale que même les militants du RPT (Rassemblement du peuple togolais, ancien parti unique) blessés lors des émeutes n'osent pas témoigner, puisque leurs blessures les rendent suspects aux yeux des forces de l'ordre.

Cette confusion alimente les interrogations sur la maîtrise du pouvoir par Faure Gnassingbé. Tandis que certains électeurs de l'opposition fustigent son "double langage" alliant main tendue et répression, d'autres assurent que le "fils d'Eyadéma" n'a pas l'autorité de son père, ni sur l'armée ni sur le pays. La désorganisation des circuits de commandement, les rivalités au sommet de l'Etat favoriseraient la prolifération des vengeances croisées. La leçon administrée par les événements postélectoraux à la population paupérisée, et en particulier aux jeunes, largement désoeuvrés, apparaît lourde de conséquences pour l'avenir. "Sous Eyadéma, on votait sans enthousiasme parce qu'on savait que ça ne pouvait rien changer, se souvient un jeune qui se qualifie de "diplômé chômeur". Quand il est mort, on a cru que l'avenir s'ouvrait enfin. Tout le monde s'est mobilisé pour ces élections, qui nous ont été finalement volées. La France croit qu'elle peut continuer de désigner son gouverneur ici. La colère nous a donné la force d'affronter l'armée."

"Le message des événements récents est clair pour les nouvelles générations, déplore en réponse un observateur international : au Togo, on ne peut pas conquérir le pouvoir par les urnes. Il serait bon que la communauté internationale n'attende pas une situation à l'ivoirienne pour ouvrir les yeux."

Dans les camps de réfugiés, où ils continuent de s'entasser, les éclopés d'Aného et d'ailleurs maudissent les dirigeants de l'opposition, qu'ils tiennent pour responsables de leur exil. Certains rêvent déjà tout haut d'un leadership renouvelé et radicalisé, voire d'une reconquête armée. "Quand on a dû fuir son pays et qu'on dort à même le sol, constate un responsable humanitaire, on n'a plus rien à perdre."



Philippe Bernard
Article paru dans l'édition du 28.05.05