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Le jour où Mère Nadine s’ancra dans ma vie

Togo - Opinions
David Yao Kpelly
Le jour où Mère Nadine s’ancra dans ma vie

Pour saluer Nadine Gordimer, Prix Nobel de littérature 1991
Hier soir, j’ai appris, sur la chaine de télévision TV5 Monde, la mort, à 90 ans, de l’écrivain sud-africaine Nadine Gordimer, Prix Nobel de littérature 1991. J’ai souri. Pas devant la nouvelle de la triste disparition, mais devant le nom de cette grande dame, l’un des écrivains les plus illustres de notre continent, de la littérature internationale. Ah, Nadine Gordimer ! Ce nom, et cette anecdote, la mienne !

1991. J’étais élève en quatrième année, CE2, à l’Ecole Primaire Publique de Mission Tové, dans la classe de M. Doglo, l’un des maîtres les plus redoutables de l’école, pas pour sa forme physique – il était très mince et pas grand, mais pour les crimes contre l’humanité que son bâton, plus célèbre que le chien d’Ulysse, commettait sur les fesses où il s’abattait dans l’école. La classe de M. Doglo était un calvaire, surtout aux heures des redoutables épreuves de dictée-question, des exercices de grammaire, de conjugaison, de calcul mental, de calcul rapide…

Cet après-midi de 1991, donc, M. Doglo avait invité dans sa classe, notre classe, un de ses anciens camarades devenu un agent de banque à Lomé. Il voulait lui montrer l’extraordinaire travail d’éducation qu’il faisait, combien son métier d’enseignant était noble, même s’il n’était pas bien rémunéré comme celui d’un banquier. Il allait nous soumettre à des tests de conjugaison devant son invité, nous avait-il avertis, en nous ayant bien rôdés dans l’emploi du passé composé.

L’invité était arrivé, très propre comme tous ceux qui viennent de la ville paraissent aux yeux des enfants ruraux. Il avait pris place dans le dernier banc à l’arrière de la classe. Il fallait l’impressionner par nos prestations en conjugaison, pour honorer notre maître. M. Doglo désigna un premier élève pour faire une phrase au passé composé. L’élève raconta une niaiserie. Le visage de notre maître s’assombrit un peu mais il se maitrisa et désigna un autre élève. Ce dernier aussi débita une abomination du genre : « Mon père et moi nous ont partir dans le marché. » Naufrage !

Les nerfs à fleur de chicotte, Mr Doglo décida d’essayer directement son joker, celui qui ne pouvait pas rater la question et relever sa face qui prenait de la boue. Moi. « Kpelly, lève-toi et fais-moi une belle phrase au passé composé », fit-il en s’adressant à moi avec l’assurance et la complicité d’un nouveau marié qui demande à sa nouvelle femme de lui faire le lit.

Eh ! J’aurais pu faire une phrase simple comme : « J’ai mangé la pâte », ou une phrase complexe comme : « Hier ma mère et moi sommes partis à l’église le matin », j’aurais même pu essayer le politiquement correct comme « Papa Eyadema a sauvé le Togo », ou « Mama Ndanida a bien élevé notre papa Eyadema ». Oui, j’aurais pu faire simple et bon, mais comme le dit l’adage, quand le malheur te poursuit, il deviendra même un collier autour de ton cou.
Je me levai, et, par excès de zèle, juste pour montrer que je venais de découvrir le nom d’un nouvel écrivain – j’avais croisé un livre de Nadine Gordimer au chevet de mon père il y avait quelques jours – je me levai, donc, et lançai : « Nadine Gordimer a vi comme une grande femme en écrivant des livres. » M. Doglo faillit s’écrouler mais se surpassa: « Kpelly, quel est le verbe dans ta phrase ? », me demanda t-il en tremblant de colère. « Vi », ma réponse. « Et c’est le participe passé de quel verbe ? » bredouilla péniblement le naufragé au bord des larmes. « Le verbe Vivre », que je répondis.
Le Joker aussi avait perdu. M. Doglo s’était juste contenté de sourire, les yeux amers. Au bord de l’hallucination, je vis son célèbre bâton, posé sur son bureau, se transformer en un soldat d’Eyadema qui me souriait… Terreur ! L’invité prit congé de nous quelques minutes après, à la fin de la séance de conjugaison.

Et ce que ça donne quand on humilie M. Doglo et son célèbre bâton de Gestapo devant son camarade venu de la ville, je le compris en boitant le soir pour rentrer à la maison, mes fesses boursoufflées en feu. Je le compris quand la nuit je fus obligé de me mettre à genoux pour manger, incapable de poser mes fesses martyrisées par une dizaine de fessées sur un tabouret. Je le compris, surtout, quand toute la semaine, j’appris, grâce à mon manuel de conjugaison, à conjuguer le verbe « vivre » à tous les temps. Je ne l’oublierai plus jamais, même loin du bâton de M. Doglo, le participe passé du verbe « vivre ».

Oui, Nadine Gordimer est morte, mais chaque fois que j’écouterai son nom, je penserai à M. Doglo, son bâton, mais surtout au verbe « vivre », à sa forme au passé composé. Nadine Gormimer a vécu. A vécu ? Non, elle n’a pas vécu, elle n’aura jamais vécu. Elle vit, elle vivra. Elle fait partie de ces privilégiés qui n’auront jamais vécu, puisqu’ils vivent toujours, leur cœur continuant de battre à travers leurs œuvres, même des années, même des siècles après leur passage, si éphémère, ici-bas.

Vis, Maman Gordimer, vis donc, maintenant que ta vraie vie, la plus grande, la plus longue, commence. Vis ta postérité, Maman Gordimer. Vis…

David Yao Kpelly
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