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DIALOGUE. FEUILLE DE ROUTE JUSQU’À DESTINATION ?

Togo - Opinions
L’emploi si fréquent du mot dialogue est une ruse. Proposer le dialogue c’est tendre un piège. Celui qui l’a tendu en tire argument pour faire valoir sa qualité de tolérant en disant bien haut : « Je n’ai pas décidé arbitrairement, je ne suis pas un tyran aveugle, nous avons dialogué… »i.

Pour nuancer ces propos de Casamayor, en les appliquant au cas togolais, je dirai que si le dialogue n’est pas un piège habituellement tendu par le régime, il fait néanmoins partie des recettes de sa machine conçue pour conquérir le pouvoir et le reconquérir quand celui-ci semble lui échapper des mains.

Casamayor d’ailleurs est lui-même suffisamment nuancé dans son ouvrage, ne manquant pas d’y mentionner les subtilités sous lesquelles l’intolérance opère :
« Au surplus, il faut mettre à l’actif du progrès le fait que personne n’ose plus dire : « Il faut me croire parce que j’ai raison, et j’ai raison parce que c’est moi. ». Toutefois si les formulations de nos jours sont plus habiles, lorsque notre drogue opacifiante commence à produire ses effets, quand nous voyons apparaître les forces qui s’exercent, les intentions qui les inspirent, les formes que prennent les actions, les influences qui gagnent de proche en proche, nous mesurons l’étendue et le poids d’une orthodoxie dont nous n’avions pas conscience »ii

Tout est donc question de formulations, les plus subtiles, les plus habiles, les plus rusées les unes que les autres, pour attirer dans le piège, en endormant, en trompant, pour gagner du temps en vue de conserver les privilèges ou au moins retarder leur fin. Le but final poursuivi par le système est de se maintenir par tous les moyens tout en s’entourant de tous les artifices pour se donner les dehors de démocratie.
Il y a sur le plan du comportement langagier un processus qu’il faut y inclure, celui de la traduction. Théoriquement, la coalition des partis de l’opposition est appelée à traduire les aspirations des populations togolaises, celles qui manifestent à son appel. Mais (ou plutôt donc), il y a bien des risques que le traducteur soit, même à son corps défendant, traître.

Il nous faut donc faire attention à certaines gymnastiques, certains exercices de langage qui tôt ou tard conduisent à la trahison des vraies aspirations de nos populations, parfois, sans que les acteurs en soient au départ animés de mauvaises intentions. La pire des attitudes est évidemment celle des politiciens qui cachent de propos délibéré des visées personnelles derrière des déclarations publiques en faveur du peuple. En termes clairs, un siège de député ou un fauteur de ministre à gagner ou à conserver peut parfois être caché dans la politique-spectacle qui se joue sur la scène publique et qui parfois frise la démagogie. L’éthique et la morale qu’éclaire la lampe de la lucidité et de la raison doivent être prises en considération quand nous pensons au prix que nous faisons payer à la population pour atteindre ces visées personnelles et égoïstes, en pertes de vies humaines, douleurs physiques et souffrances des personnes arrêtées, misère continue des populations qui espéraient une amélioration de leurs conditions à la faveur d’un changement de régime, exil involontaire ou volontaire…

Nous nous plaisons à répéter, au sein de l’opposition togolaise, non sans une nuance de fierté (ce serait la preuve du succès de la pression exercée par l’immense mobilisation des populations, déclenchée depuis le 19 août 2017), que c’est l’héritier Gnassingbé qui, pris de panique, a couru partout voir les chefs d’État, en particulier ceux de la CEDEAO, pour demander leur assistance en vue d’un dialogue avec l’opposition. Mais, nous sommes-nous interrogés sur ce qu’il leur avait dit en sourdine et sur ce que certains d’entre eux lui avaient promis, en réponse, en sourdine également ?

Les Togolais comprennent maintenant, dans tous les cas, pourquoi au bout de 28 « dialogues » , mieux, au bout de 53 ans pendant lesquels le pouvoir en place leur a seriné le mot dialogue dans toutes les sauces, à tout bout de champ, ce qu’il est convenu d’appeler la crise n’a jamais connu de fin, pourquoi le bout du tunnel n’est même pas visible.
La vérité est que, au bout du dialogue le système a sa visée qu’il compte toujours atteindre le plus rapidement possible et qu'il sait attendre aussi lorsqu’il le faut.

Comme dans une logique grammaticale, tous les compléments circonstanciels sont mis en branle et utilisés à bon escient, le plus souvent : agents, lieux, temps, moyens, manières…Ce n’est pas que l’on ignore cette tactique dans le camp de l’opposition car il n’est nullement dans mes intentions d’insulter l’intelligence des leaders d’opposition qui nous ont menés où nous sommes actuellement. Mais, qu’est-ce qui s’est passé et qu’est-ce qui se passe alors ?

Restons dans le registre langagier puisque, objectivement, c’est là que l’on nous prend. Il me paraît, par exemple trop facile, lorsque l’on a laissé Gnassingbé perpétrer son coup d’État en 2005 pour succéder à son père, en usant de violence de la manière la plus sanglante possible ( au moins 500 morts selon le rapport de l’ONU), de tripatouillage de la Constitution de 92, le tout suivi de fraudes électorales, de nous donner l’illusion d’un un accord, du respect des 22 engagements pris par son père devant la Communauté internationale, de nous faire rêver à la paix et à la stabilité, dès la signature de l’APG. Et pour la vente de l’AGP tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, le régime a recruté les agents les plus compétents qui soient.

Dans une certaine euphorie même de ceux qui, à l’époque paraissaient s’opposer le plus farouchement au régime. Le problème pour le système était alors de savoir comment, combien de temps il faut et quels types d’agents il utiliserait encore pour, sinon vendre cette euphorie visiblement affichée à la suite de la signature de l’APG, au peuple togolais, du moins lui rendre l’APG acceptable. Ou lui faire oublier qu’on n’avait pas encore obtenu le changement dont il avait payé si chèrement le prix : toutes ces vies humaines perdues. Ce qui était clair, c’est la visée du régime. Ce qui n’était pas clair, ou pas clairement exprimé, c’est la visée de chacun des acteurs de l’APG du côté de l’opposition. Or, l’euphorie des leaders de l’opposition, celle qui a fait s’écrier certains d’entre eux : « Gloire à Dieu ! » ne nous a jamais été clairement expliquée, encore moins justifiée. Le problème pour le peuple togolais est que l’on va retrouver presque les mêmes acteurs dans la coalition de Quatorze. Dans certains cas ceux qui leur ont succédé au sein du même parti, parfois, conservent les mêmes conceptions, visées et méthodes de lutte.

Toujours dans le comportement langagier, on va mettre en place un Cadre Permanent de Dialogue, puis un Cadre Rénové de Dialogue…, la visée du système restant réfractaire à toute rénovation véritable, à tout vrai changement. On parlera alors beaucoup de réformes constitutionnelles et institutionnelles. Cependant la Constitution taillée sur mesure pour le système Gnassingbé demeurera en place et les institutions à son service ne changeront jamais. Non seulement cela, mais en plus, de la part de l’opposition, on apportera sa contribution au renforcement des institutions. Et à la pérennisation de l’actuelle Constitution taillée sur mesure. Soit dit simplement : c’est sur la base de cette Constitution traficotée et des institutions détournées de leur vraie fin qu’ont eu lieu toutes les élections qui ont permis au système de se maintenir, élections auxquelles les partis d’opposition ont pris part. Je répète que je ne voudrais pas insulter l’intelligence des leaders de l’opposition mais force nous est de reconnaître que la situation aurait été autre s’ils avaient agi autrement. Ceux parmi ces messieurs et ces dames qui sont enseignants, comment auraient-ils jugé le devoir d’un élève qui aurait reproduit le slogan (c’est l’une des recettes de l’opposition qui, avec les couleurs des pagnes, des boubous, des tee-shirts, des foulards… marchent le mieux) « En aucun cas, nul ne peut exercer plus de deux mandats », dans un contexte où l’on voudrait l’appliquer à un homme qui est au beau milieu de son troisième mandat usurpé ? Incohérence discursive. Ce slogan est venu, en effet avec trois ans de retard, au moins. Est-ce l’esprit d’anticipation qui a manqué à la stratégie de nos leaders de l’opposition ? Mieux vaut tard que jamais. Cependant, reconnaît-on au moins, pour l’avenir, qu’il ne fallait pas attendre trois années pour lancer un slogan qui aurait eu plus de force s’il était venu en 2015. Ou même plus tôt.

Comportent plus incohérent encore, lorsque dans la même coalition, certains se contentent de clamer ce bout de texte « En aucun cas… », tandis que d’autres n’hésitent pas à réclamer l’intégralité du texte originel de la Constitution de 92. Faut-il rappeler l’inadéquation entre le discours (le slogan, plutôt) et le comportement lorsque, après avoir mille fois martelé « Pas de réformes, pas d’élection ! », on s’était précipité aux élections sans la moindre réforme ?

Depuis le 19août 2017, le vocabulaire supposé traduire les aspirations du peuple togolais a évolué lui-même, allant de l’exigence de démission immédiate de Gnassingbé, à la nécessité de réformes constitutionnelles et institutionnelles (avance-t-on en regardant dans le rétroviseur de façon permanente?), en passant par la non-possibilité pour Gnassingbé de briguer un quatrième mandat en 2020. Je n’entre pas dans les détails qui pourraient fâcher et surtout, je l’ai dit, ce n’est pas mon intention de juger les leaders de l’opposition. Mais, peut-être suis-je en train d’évoquer, comme beaucoup de nos compatriotes, certains des sujets qui auraient depuis longtemps fait partie de l’autocritique au sein de nos partis de l’opposition. Or, si nous examinons bien les choses, ces sujets dont l’évocation nous permettrait de relever nos faiblesses en vue d’y remédier, sont sûrement ceux qui offrent au système des arguments pour prendre notre opposition au piège.

Et, ne perdons pas de vue le fait que tous ceux qui pourraient être amenés à s’impliquer, à quelque titre que ce soit, dans la crise, connaissent ces sujets ou, s’ils ne les maitrisent pas totalement, ne tarderont pas à s’informer là-dessus. N’oublions pas non plus que ce sont sensiblement les mêmes qui, à la suite du coup d’État de Diendéré, avaient voulu débarquer au Burkina Faso pour imposer un dialogue aux Burkinabé et ont été refoulés.

Et maintenant, la feuille de route de la CEDEAO. On en parle, on en parle. Les Togolais la connaissent maintenant par cœur, ou presque. Les interprétations vont bon train dans tous les sens. Ce dont on ne semble pas tenir compte et qui est important à mon avis, c’est que ceux qui l’ont établie, cette feuille de route, connaissent les arcanes de la vie politique togolaise, la psychologie des politiciens togolais, les visées des uns et des autres.

Et, quelle raison croit-on que les facilitateurs avaient de rencontrer les leaders d’opposition individuellement, en dehors des séances publiques où ils les recevaient ensemble ?Le Togo, ce n’est pas seulement un régime dictatorial héréditaire transmis de père à fils, une monarchie de fait qui veut se donner des allures démocratiques, des barons puissants qui détiennent des privilèges qu’ils seraient prêts à défendre bec et ongles, une armée prétorienne habituée aux actes que le monde entier lui connaît, « professionnelle » dans son genre, c’est-à-dire aux comportements défiant toute civilisation humaine, toute vraie logique de sécurité des citoyens, recourant parfois à des « groupes d’autodéfense », c’est-à-dire de miliciens barbares, quand il s’agit de défendre le clan Gnassingbé, mais c’est aussi, en face de ce système, des opposants qui ( certainement pas tous ) s’ils ne peuvent tout de suite conquérir d’une manière ou d’une autre le pouvoir, seraient prêts à des compromis pour quelques privilèges.

À cela il faut ajouter l’influence de certaines puissances étrangères, dont forcément l’ancien colonisateur, la France (en dépit des déclarations publiques celle-ci pèse de tout son poids sur les décisions) qui ont intérêt à ce que la balance penche d’un côté ou de l’autre. Plutôt de celui qui leur parait en mesure de garantir une certaine stabilité. Ne sont-ce pas ces puissances qui ont fortement œuvré et manœuvré, ouvertement ou dans l’ombre, pour conduire l’opposition togolaise aux négociations à l’issue desquelles a été signé l’APG à Ouagadougou en 2006, au lendemain de la prise de pouvoir sanglante du fils Gnassingbé ? Et les mêmes puissances ne sont-elles pas revenues à la charge en 2013, alors que la mobilisation du Collectif Sauvons le Togo ne faiblissait pas, pour convaincre les leaders d’opposition que la solution se trouvait plutôt dans les élections législatives ? Mais la solution en faveur de qui ? Pour quoi ? De quelle durée ?
Cela a toujours été ainsi. Et l’on ne voit pas encore les vrais signes d’un changement réel dans les mentalités.

Alors, tout en évitant d’être ceux par qui le scandale arriverait, ceux que l’on pourrait demain accuser d’avoir jeté de l’huile sur le feu, donc d’avoir été irresponsables dans la crise togolaise, les chefs d’États de la CEDEAO ont adopté le langage le plus lénifiant possible pour les uns et les autres, quitte à ce que ce texte dans ce langage-là, donne lieu aux interprétations les plus contradictoires les unes que les autres. Nous le constatons déjà au quotidien. Ne revenons pas sur le fait bien connu déjà, que le ministre togolais des Affaires Étrangères, avant de rendre public le texte paraphé par les chefs d’État, l’avait modifié pour le rendre conforme à la visée du pouvoir qu’il sert. Cela nous laisse-t-il présager un succès pour son application ? Voilà à peu près le contexte dans lequel la fameuse feuille de route est née.

La date des élections législatives a été fixée, mentionnée dans la feuille de route. Il n’est plus dit, concernant cette date, qu’il s’agirait d’une simple indication. Plutôt que de savoir si elle est indicative ou définitive, ou si le délai jusqu’au 20 décembre suffirait pour une bonne préparation, moi je me demande (ce que peut-être personne ne nous dira jamais ouvertement ) quel peut être le rapport de la fixation de cette date avec ce que Gnassingbé a dit à ses homologues de la CEDEAO avant même le début du dialogue. On pourrait se poser la même question sur les autres points saillants retenus dans la feuille de route.

Il y a un mot, très important, à mon avis, dans les rares analyses qu’a faites Gnassingbé sur la crise du Togo, celui d’insurrection. Comment croyez-vous que ses homologues africains auraient reçu ce mot qui hante, qui menace, brandi à la face des chefs d’État, même ceux parmi eux qui ont la prétention d’avoir été portés au pouvoir par des élections transparentes, équitables…et de jouir d’une certaine adhésion de leur peuple à leur politique ?

Maintenant la mise en place du Comité de Suivi et même l’existence de la Conférence des chefs d’État de la CEDEAO vont-t-elles changer quelque chose réellement et en profondeur à la crise togolaise ? On ne peut que le souhaiter ardemment, en demeurant sceptique.

Selon les visées et aussi selon les motivations des uns et des autres, l’arrivée à destination peut prendre plus ou moins de temps. C’est le moins que l’on puisse dire.

Sénouvo Agbota ZINSOU

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i Casamayor, La tolérance, éd. Gallimard 1975, p. 162
ii Idem, p.23