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Le conte de l’enfant-igname. Par Sénouvo Agbota ZINSOU

 Faisant la une de certains journaux dont je tairai volontairement les noms, accueillis comme des princes, avec, presque, déroulé devant eux le tapis rouge à l’aéroport, „portés dans des bras, de peur que leurs pieds ne heurtent le sol“ ( pour paraphraser la Sainte Écriture ), entourés de tous les soins, reçus comme des VIP par des maires qui, dans leur „ discours de bienvenue“ promettent de tout mettre en oeuvre pour leur éducation et leur intégration dans la société de leurs parents adoptifs, les enfants haïtiens sont aujourd’hui, dans les médias, tremblement de terre oblige, l’objet d’une focalisation née d’un amalgame dont on ne semble pas aujourd’hui mesurer toutes les conséquences pour l’avenir, le leur et celui de leurs parents, biologiques d’abord, adoptifs ensuite, d’une part, celui de leur pays d’origine et celui de leur pays d’adoption d’autre part.

Je laisse de côté les problèmes de déracinement culturel dont certains maires semblent bien conscients et qu’ils tentent, c’est tout à leur honneur, de prévenir en organisant l’accueil officiel de ces enfants.

Je voudrais surtout situer le débat au niveau de l’amalgame entre un fait circonstanciel, le séisme et une conduite humaine permanente, universelle, l’adoption d’enfants.

D’abord dans cette confusion où le séisme du 12 janvier 2010 a jeté le monde entier, évidemment ( je veux croire aussi sincèrement ) ébranlé par la douleur et le sort d’Haïti, de la Grèce aux Etats-Unis et de l’Afrique du Sud à la Chine, sans oublier les stades de l’Angola où se déroule la CANN 2010, on se mobilise et surtout on rivalise d’élans de solidarité en faveur du peuple éprouvé des Caraïbes. Le tremblement de terre et l’élan de générosité qu’il a suscité doivent-ils nous faire oublier que pour ces enfants, le processus d’adoption était engagé depuis des mois, voire des années, qu’il n’est pas lié aux circonstances de l’événement tragique et qu’il se serait passé d’une manière privée et individuelle, en dehors des médias qui en font aujourd’hui un événement public? Transformer un acte qui devait être réservé au domaine privé et individuel en une exposition publique me fait penser à un conte africain et à sa moralité : une femme stérile cultivait et aimait bien les ignames. Un jour qu’elle récolte un de ces tubercules, elle le trouve tellement beau, si doux et si tendre à caresser qu’elle réfléchit en elle-même, se disant :“ Ah! Si cette igname pouvait devenir un enfant, combien je serais heureuse de l’adopter et de l’aimer.“ Sur quoi, la petite igname qui sait combien cette femme aime et soigne ses tubercules, lui répond :“ Si je deviens un enfant et que tu m’adoptes, ne me diras-tu pas, surtout un jour quand ça n’ira plus bien entre nous, que je ne suis qu’une igname de rien du tout, devenue un être humain?“.

La femme jure que jamais personne ne saura que son enfant est une igname. Mais un jour, ce qui devait arriver arrive et l’igname insultée, blessée dans son amour-propre, tourbillonnant de fureur, retourne dans le champ où elle était plantée. Ce qui a le plus blessé l’enfant, ce n’est pas que sa mère l’ait insulté, mais c’est que ses camarades de jeu aient entendu les insultes et les aient répercutées sous forme de chanson ironique :

„Ta mère t’a insulté, te traitant d’igname crue,

De monstre d’igname

Qui vient troubler sa vie et sa maison“.

Je ne succombe pas à la tentation d’un commentaire littéraire et philosophique de ces métaphores qui peuvent bien s’appliquer à la situation des enfants dont il est question aujourd’hui.

Dans le conte, c’est en vain que la mère, tout aussi ahurie que l’enfant est furieux, en pleurs, court après lui pour le retenir et tente de l’arracher de terre une seconde fois. Il ne lui en reste qu’un petit moignon dans la main.

Est-ce erroné d’interpréter ce conte par le fait que le dialogue, très intime, a lieu entre la future maman et son bébé, dès la conception dans la matrice où il est implanté et qu’il dure neuf mois? Et que même ce dialogue intime préalable à la naissance n’est pas une garantie suffisante contre un conflit déchirant entre la mère et l’enfant? Il est évident que l’Enfant-Igname ne doit être ni consommé, ni vendu et ne doit pas faire l’objet d’une transaction quelconque.

On peut penser aussi que le moignon laissé dans la main après la rupture, peut l’être dans celle de la mère biologique tout comme dans celle de la mère adoptive. Nul ne peut a priori se prononcer sur ce point. L’adoption peut donc devenir une source de souffrance pour toutes les personnes concernées.

Les larmes des parents français qui attendaient leurs enfants haïtiens et qui apprennent grâce à la télévision que ceux-ci sont morts sous les décombres, peuvent toucher notre sensibilité, mais en même temps, du fait de l’intrusion de la caméra dans ce deuil qui devrait demeurer une affaire privée, ces scènes filmées et exhibées au regard de millions de téléspectateurs ne versent-elles pas dans une sorte d’indécence ou de sensiblerie? Je précise bien : non pas la douleur des parents adoptifs, mais sa retransmission sur les médias. Et à l’heure où la plupart des Haïtiens interrogés sur leur propre attitude face à ce drame insistent sur la dignité, on peut se demander qui a autorisé ces exhibitions et dans quel but.

Le premier danger de la médiatisation à outrance, de la collectivisation et de la publicité de l’adoption des enfants haïtiens en détresse me semble être que déjà, au départ, le domaine réservé d’intimité entre l’enfant adopté et le parent adoptif est violé, que l’enfant n’échappe plus à l’indexation, à une certaine stigmatisation : Haïtien ( même s’il prend la nationalité de ses parents adoptifs ) sauvé du tremblement de terre, des catastrophes naturelles, de la misère de ses parents et de son pays d’origine... On pourra ajouter, par méchanceté, il faut le reconnaître : acheté au marché d’enfants, en Haïti. Il lui appartiendra d’être suffisamment fort pour assumer ce destin ou de ne pas pouvoir l’assumer. Et que fera-t-il, cet enfant, si, dans son déchirement, il se sent demain, simple moignon dans la main de ses parents et pays adoptifs? Tous ceux qui aujourd’hui, s’empressent de lui fabriquer ce destin, parents biologiques ( s’ils sont vivants ) et adoptifs, autorités publiques, médias...ne seront plus là demain pour l’aider à l’assumer. Dans le cas de la femme stérile et de l’igname, un dialogue suivi d’un pacte secret a été à la base de l’adoption. Mais ici, seuls, d’une part le besoin brûlant d’avoir des enfants et d’autre part, si l’enfant est déjà en âge d’éprouver ce genre de chose, les instincts purement vitaux ont, si l’on peut ainsi parler, lié „ les deux parties contractantes“. Dans certains cas, c’est simplement un besoin de survie ou d’argent qui a poussé les parents biologiques à se séparer ainsi, définitivement de leur progéniture. Les mêmes médias qui aujourd’hui nous présentent ces adoptions comme un bienfait absolu avaient dénoncé hier dans un reportage sur la misère en Haïti ce qui s’appelle dans ce pays „ Reste-avec“, pratique par laquelle des parents démunis abandonnent leurs enfants à des personnes plus aisées, espérant assurer ainsi la survie de leur progéniture ou même simplement contre de l’argent, sans autre souci : une forme d’esclavage moderne. Quelle est la différence, à part les conditions matérielles, peut-être, entre un „ Reste-avec- quelqu’un-en-Haïti“ et un „ Reste-avec- quelqu’un-à-l’étranger“? Or, l’homme ne vit pas que de pain, nous le savons depuis Jésus. Objectivement, rien ne nous permet de préjuger d’un avenir heureux ou malheureux de l’un comme de l’autre.

En Afrique, nous avons bien la tradition de „ ceux-que-l’argent-a-attrapés“ ( ega-le-woe en mina ) ou esclaves et des „ reste-avec“ ( amegbonoviwo). Certains ou leurs descendants sont si bien intégrés dans les familles d’accueil et rien ne les distingue des autres membres. Mais il y a aussi des intégrations mal réussies, c’est évident.

Les autorités françaises et haïtiennes insistent sur le fait qu’il faut laisser le processus d’adoption suivre sur son cours normal, ce qui peut durer des années, le temps que les uns et les autres fassent connaissance, créent de vrais liens d’affection entre eux. C’est le moins qu’elles puissent faire et sur ce point, je crois qu’elles ont raison : nous avons là, au moins théoriquement, la possibilité d’un dialogue entre les parents adoptifs et les enfants, ce qui peut largement réduire les risques de rejet des uns par les autres dans la suite des relations.

Un autre amalgame, une autre conception erronée ( volontaire ou non ) est de vouloir faire passer l’acte d’adoption comme une expression de la générosité nationale ou internationale. Que l’on se mobilise rapidement pour sauver des Haïtiens en détresse est une chose, que même l’aide internationale contribue à reconstruire Haïti dévasté après le séisme peut être interprété comme un geste de solidarité humaine. Les personnes désireuses d’avoir des enfants, si elles ne vont pas les adopter en Haïti ou ailleurs passeront bien par d’autres moyens pour atteindre leurs fins et cela, d’une façon ou d’une autre, leur coûtera de l’argent. Nul ne sait sur la base de quels critères le choix est porté sur les enfants haïtiens ou ceux de tout pays reconnu pour sa pauvreté et sa misère. Loin de moi l’idée d’affirmer que c’est parce que ces derniers coûtent moins cher. Mais, peut-on exclure la probabilité qu’un enfant adopté aujourd’hui et même heureux de l’être puisse penser cela demain et en éprouver de l’amertume?

Et, parmi les enfants proposés à l’adoption, sur quels critères s’effectue le choix des „ heureux élus“ : beauté physique, santé, teint, air intelligent, caractère...? Que deviennent les „ déchets“?

Enfin, nul ne peut aujourd’hui affirmer que l’on fait du bien ou du mal à la nation haïtienne en la privant de certains de ses enfants. Bien entendu, les quelques dizaines d’enfants adoptés et expatriés ne vont pas dépeupler le pays, mais si l’on n’érige pas des règles strictes, strictement respectées en guise de garde-fous, tous les abus ne sont-ils pas possibles, dans cette situation de catastrophe? Déjà on parle d’enfants disparus des orphelinats. Où sont-ils? Et si ce sont des hommes ou des réseaux qui les détiennent, que vont-ils en faire?

„ Pauvre Afrique! Je veux dire pauvre Haïti! C’est la même chose d’ailleurs1“ s’exclame le roi Christophe dans la tragédie éponyme de Césaire, ( on peut dire aussi : pauvres du monde entier) que fait-on de vos enfants...Non, qu’en faites-vous, vous-mêmes?

Le problème ne concerne donc pas seulement Haïti, mais tous les pays, toutes les populations pauvres vers qui l’on se tourne le plus souvent pour des adoptions d’enfants.

Après avoir répété à plusieurs reprises la question de savoir s’il existe ou non un État haïtien, les médias nous informent que c’est avec des passeports haïtiens que les enfants adoptés ont effectué le voyage. Paradoxe? Non. Nous sommes bien dans la logique des abus, des exagérations que ceux qui détiennent les moyens d’information peuvent faire.

La reconstruction ( certains parlent simplement de construction ) d’Haïti, comme de tous les pays pauvres en crise, ne sera pas l’affaire des seuls Haïtiens. La communauté internationale y contribuera, nous voulons l’admettre. Mais cette reconstruction ne sera pas seulement non plus faite de pierres à poser sur des pierres, ni même de fondations profondes pour rendre les édifices solides et durables. Elle est une question d’esprit avant tout et les images, celles d’hier, celles d’aujourd’hui et de demain y contribueront beaucoup. Comment vont-elles évoluer? Dans quelles mesures nous hantent-elles? Dans quel sens déterminent-elles le regard que les enfants haïtiens d’aujourd’hui et ceux des pays pauvres du monde entier, adoptés, accueillis ou non dans les pays développés, porteront demain sur eux-mêmes? Et, hantés par ces images, comment supporteront-ils le regard de l’autre?

Sénouvo Agbota ZINSOU